LOU PAPEL DOU PAPE
NUMERO 5
JUIN 2022
Présentation de l’article
« Lou papel du Papé » (en occitan, ça veut dire le bulletin du vieux) aimerait devenir un bulletin de réflexions, de recommandations, de commentaires divers à propos de l’évolution d’Aventures Nomades.
Il n’engage que la responsabilité du « psy du coin », alias Robert, Einstein pour les uns ou Toubab Toubib Bob pour les autres, même si ces élucubrations sont discutées avec les psychologues de la cellule clinique. Il s’agit d’apporter une pierre à l’édifice.
« Le docteur Patrice Charbit, PDG du la clinique Saint Martin de Vignogoul près de Montpellier m’a proposé d’intervenir à leurs journées annuelles dites Isadora devant un parterre de psychiatres, psychologues, infirmiers etc. J’ai écrit ce texte lors de mon séjour à Warang en mai 2022 en pensant à Geneviève que j’ai rencontrée en 1976 alors que je travaillais comme infirmier de nuit dans cette clinique et où elle était psychologue stagiaire. On est resté 45 ans ensemble.
La mort saisit le vif, et l’oiseau ferme la marche (Georges Bataille»
SANS VERGOGNE
J’avoue aimer les mots, les entendre, les prononcer, jouer avec eux, parfois les torturer pour savoir ce qu’ils ont dans le ventre et leur faire dire autre chose que ce qu’ils disent. En bon inquisiteur, je les passe à la question pour obtenir, par la torture, des informations secrètes.
Sauf que parfois les mots se vengent et révèlent de moi ce que j’ignore d’eux (cf. René Char) et parfois ils disent n’importe quoi. Les mots sont là, ils sont dits pour nouer une alliance, une symbolique mais quand ils nous échappent et se livrent à des exercices de ventriloque, on ne sait plus qui parle, ni de quoi il s’agit…finie l’alliance, fini le symbolique. Ah ! Ce que les mots dits sont diaboliques ! …vous entendez, ils recommencent.
Alors, quand Patrice Charbit m’a proposé le mot vergogne, je fus transporté comme un gosse à qui l’on file un nouveau jouet, et je l’ai disséqué, torturé, pressé de part en part, sans aucune retenue, sans pudeur, sans considération…bref, sans vergogne.
La vergogne implique une idée de considération de l’autre et de soi-même, de pudeur, de retenue, de crainte de donner de soi une image par trop négative, bref de « civilité ».
C’est un vieux mot inusité dit-on, sauf dans l’expression sans vergogne, un mot dont on parle quand ce qu’il représente n’est plus. Être sans vergogne, c’est être sans considération de l’autre, sans pudeur ni retenue, sans crainte de l’image que l’on donne, c’est être dans « l’incivilité ».
Le sans vergogne se distingue du coupable (celui qui serait susceptible d’être coupé) qui reconnait dans ce qu’il dit ou fait une intention jusque là inconsciente, du honteux qui voit de lui une image indésirable et de celui en proie à la mauvaise conscience qui se reconnait responsable mais plaide non coupable. Le sans vergogne s’en distingue parce que lui, il fait fi de l’autre, de l’intention qu’il révèlerait, de l’image qu’il donne ou de la responsabilité dont il devrait répondre. Pour lui, l’autre est « dématérialisé », déshumanisé, totalement gommé.
On a tous vécu des moments de culpabilité, de honte ou de mauvaise conscience et on a tous subi des expériences sans vergogne émanant d’un autre évidemment car, si vous m’avez suivi, quand c’est nous qui sommes sans vergogne, l’autre on s’en fout et donc on ne sait rien de ce qu’il éprouve.
Voici quelques figures de sans vergogne :
- L’élation narcissique
Commençons par une figure parfois plutôt sympathique, celle de ces personnes qui décident d’aller faire la fête ensemble à l’occasion par exemple des 50 ans de la clinique Saint Martin. Tout est prêt : les lampions sont en place dessinant l’aire de jeux, il y a des flonflons, les tables sont disposées et des bouteilles bien rangées viennent signifier que la fête va battre son plein. Rien ne manque car tout manque est évacué par le mouvement incessant de bouteilles vides rejoignant les cadavres et de bouteilles pleines assurant la pérennité de la fête. Alors chacun se livre sans retenue, ni pudeur, ni honte etc. à toutes sortes de gesticulations genre danse des canards, des vociférations parfois imbéciles, des déshabillages découvrant des anatomies suspectes. Ils se foutent d’être beaux ou pas ni de chanter juste, ils sont exhibant et chantant, et ne supporteraient vraiment pas que quelqu’un vienne leur dire : « tu t’ais vu quand tu as bu ?
« Non, le rituel auquel je me suis librement soumis et que je respecte à la lettre, me permet de pas me voir et ne pouvant me jauger, je ne peux me juger ». Attention, ces gens ne sont pas des alcooliques, et d’ailleurs celui qui dépasse la mesure en buvant trop s’évacue de la salle pour rejoindre les cadavres de bouteilles.
L’élation narcissique est au prix d’une soumission absolue au rituel.
- L’incivilité
Voici un problème en grande progression dans notre système culturel. Le souci bienveillant de l’autre n’est plus (il est vrai qu’au Sénégal, j’ai découvert la Teranga et ce qu’elle contient de vergogne), les gens se croisent sans le moindre regard, chacun est soumis à sa bulle narcissique, les yeux dans le vague et les oreilles obstruées d’écouteur divers, ne faisant aucun cas de l’autre. Telle cette jeune femme aperçue dans le tramway, les pieds sur le seul fauteuil encore libre, le téléphone à la main et en grande conversation avec un interlocuteur invisible. Elle était sourde aux nombreuses protestations des autres passagers, bref elle n’en avait absolument rien à foutre et vociférait de plus belle. Que faire ? Je me suis alors souvenu de ce que Charles Aussilloux m’avait dit concernant les autistes : « Il ne faut pas chercher sans cesse à le faire entrer dans notre monde, il faut plutôt entrer dans son monde » ou quelque chose comme ça. Alors, je me suis mêlé à sa conversation en faisant des commentaires (les biens nommés) du style : « vous y allez fort !, bien envoyé !, ah ça c’est méchant, le mérite-il ? Etc. » et au bout d’un petit moment cette femme a baissé la voix disant à son interlocuteur invisible qu’il ya un type (je crois qu’elle a dit vieux con sans vergogne) qui se mêle de sa conversation alors elle est obligée de parler à voix basse. Elle a même retiré ses pieds du fauteuil. J’ai quitté le tramway sous les regards quasi admiratifs des passagers.
- Sa majesté l’enfant
Soumis à sa mère qu’il tête goulument, il rote, pète et chie sans la moindre gène ni le moindre effort, sans vergogne donc. Si cette mère est également la votre, alors vous avez connu ce que Marie Madeleine Chatel, citant Jacques Lacan, nomme la « frérocité », ça vous saute aux yeux car à aucun moment il ne semble avoir pensé à vous. Ce petit arrivé après vous, vous étiez prêt à l’aimer comme un frère à condition qu’il vous laisse une place, qu’il n’est pas l’air de faire fi de vous. Alors la haine vous envahie.
Il ya peut-être quelque chose de cette haine de « frérocité » dans les récriminations des français dits d’origine furieux et féroces envers les immigrés arrivés donc après eux qui se goinfreraient de nos allocations, RSA et autre que nous dispense notre mère patrie. Ils hurlent à la préférence nationale comme vous hurleriez à la préférence maternelle.
- L’aspiration à la dictature voire à la monarchie.
Le dictateur comme le roi d’ailleurs, nous délivre de la liberté de choisir quel type de société on aimerait construire pour offrir la liberté de jouir de nos biens même mal acquis et des avantages que notre soumission nous permettrait de grappiller comme des miettes du repas de pouvoir et de jouissance dont semble se repaitre dictateur ou monarque. On peut y lire dans cette soumission la quête d’une assurance de ne pas perdre la vie. La soumission serait alors un gage de liberté.
Juste un petit détour du côté du Pass vaccinal imposé sur les recommandations des autorités de santé. On était libre de ne pas se faire vacciner contre la Covid 19 à condition de renoncer à travailler dans les centres de soin par exemple, à aller au restaurant ou à voyager. S’y soumettre nous donner la liberté d’y aller. Une blague : « A quoi sert le vaccin contre la polio ? » « Et bien, à ne pas avoir la polio » « bien et à quoi sert la vaccin contre le tétanos » « Ben, à ne pas avoir le tétanos » « Bien et à quoi sert le vaccin contre la Covid » « Ben, à aller au restaurant »
De La Boétie nous a mis en garde : le tyran peut à tout moment ôter les privilèges et la vie, on est donc potentiellement deux fois perdants, et il nous signale que si le tyran nous parait grand, c’est qu’on est à genoux.
- La banalité du mal
Abordant la question des Nazis, Hannah Arendt parle de la banalité du mal. Pris dans une dépendance absolue aux consignes, protocoles et préconisations imposées par les autorités, certains d’entre eux ont occulté la question éthique du bien et du mal au profit du conforme et non-conforme. « Si je fais comme il faut, c’est-à-dire comme le dit le protocole, alors, je fais bien » et ils se sont rendus complices d’une vaste entreprise de déshumanisation qui par effet de retour les a eux-mêmes déshumanisés
Tout se passe en fait comme s’il y avait chez beaucoup un désir de soumission et de renoncement à la liberté pour être heureux (Cf. Roland Gory). Je n’avais entendu parler que de la forme paradigmatique de ce désir dans les rapports sexuels et c’est à la lecture d’une nouvelle de Dino Buzatti (le K) que j’ai entrepris son extension.
Le Désir de soumission (Wikipedia, revue de psychologie, article non signé)
Le désir de soumission ici est une démarche active. Il donne quelques clés de compréhension.
Il est souvent décrit comme un fantasme qui structure nombre de pratiques sexuelles. Mis en scène dans la pornographie, il est présent dans les sexualités plus traditionnelles.
- Une règle du social
Tous les groupes sociaux animaux et humains intègrent le couple domination/soumission dans leur structuration. En contrepartie de leur soumission, les dominés réclament la protection des dominants. Ce fonctionnement instaure la dynamique du pouvoir au sein du clan. Dans la nature, les règles de dominance sont fixes et permettent la survie de la lignée et plus loin de l’espèce. L’une des principales repose sur la différence générationnelle. Les adultes protègent les plus jeunes qui obéissent. Cette structure a survécu à l’évolution et se retrouve dans les groupes humains. Elle fondait les pratiques éducatives et l’enseignement jusqu’à la crise du numérique et les remaniements inhérents, mettant à mal le couple domination/soumission et la dynamique du pouvoir.
- Une érotisation très ancienne
L’Homme arrive à la vie dans un état de développement incomplet (néoténie). Le nourrisson ne peut survivre sans le concours de l’adulte. Par sa dépendance totale, il voit la satisfaction de ses pulsions remise entre les mains de l’autre. Il est donc assujetti aux bons vouloirs de ses prédécesseurs. Cet état instaure alors la soumission comme la première des exigences vitales. En effet, la soumission s’inscrit comme préliminaire à la satisfaction puis au plaisir. En contre partie de cette abdication, il devient « sa majesté l’enfant » dans une illusion de toute puissance, dont le corollaire serait notre impuissance.
- Le phallus
Mais ce fantasme n’est pas le seul agissant dans la soumission. Ce qui entre en jeu, c’est aussi la question du phallus.
« Mais qu’est-ce que c’est, le phallus ? » disait la femme de ménage au psychanalyste qui avait laissé trainer sur son bureau des ouvrages et des textes relatifs à cela.
« C’est en fait la métaphore, quoique ratée, du manque » répond celui-ci, agacé qu’on lui demande une réponse claire
« Ah bon ! » dit la femme en écartant les bras signifiant là qu’elle n’a rien compris. Alors, le psychanalyste déboutonne sa braguette, montre son pénis et dit à la femme ; « le phallus, c’est ça ! »
« Ah » dit la femme « c’est comme un sexe, mais en plus petit ». Pour le coup, la métaphore est vraiment ratée.
Tout désir donc est articulé dans un rapport au phallus. Certains se pensent le détenir, certains souhaitent l’obtenir, d’autres encore angoissent de s’en voir déposséder. Se soumettre c’est reconnaître à l’autre qu’il ou elle le possède et c’est désirer entrer dans un échange. Le dominant est pensé comme celui qui peut l’apporter. Par conséquent, la soumission offre la possibilité de le capter. Dans la soumission, le phallus est l’enjeu inconscient. Il est ce qui cause le plaisir.
- Soumission et désirs
Plus généralement, lors des rapports sexuels, la soumission procède d’un va-et-vient entre les amants (Bon on va dire ça comme ça !). Ainsi, chacun se montre soumis au corps et au plaisir de l’autre. Leur position alterne, ils sont coordonnés. Et voila pourquoi, madame, votre fille est muette !
Et la littérature et le cinéma nous donnent : « On est toujours trop bon avec les femmes » de Raymond Queneau (1971), Atame d’Almodovar (1990), Portier de nuit de Liliana Cavani (1974) et Le maitre et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov (1940) entre autres
L’actualité a elle apportée, le syndrome de Stockholm, celui de Lima, la radicalisation, les déviances sectaires et les addictions etc.
Psychiatrie, le grand remplacement
Rassurez vous je ne vais pas me contenter de dire que les psychiatres se sont mis à manger du couscous plutôt qu’un rôti de porc. Non, le grand remplacement c’est qu’on a changé de paradigme m’ont dit les uns, de logiciel on ajouté les autres. Ce qui se faisait avant n’est pas contesté, ce serait une façon de le reconnaitre et pourrait ouvrir à discussion, il est remplacé, on a tourné la page pour écrire autre chose et on l’écrit sans vergogne.
J’ai appris dernièrement qu’au musée des abattoirs à Toulouse (vous voyez les mots disent des choses dures ! Abattoirs !) il y avait une exposition sur la « déconniatrie » en hommage à François Tosquelles. C’est un hommage certes mais ça met la psychothérapie institutionnelle au musée. Circulez, il n’y a rien à voir !
Le changement de paradigme, je l’ai pris en pleine figure à la fin du siècle dernier quand je m’occupais de toxicomanes (ils n’étaient pas encore fondus dans le lot hétéroclite des addicts). J’essayais bêtement de les aider à ne plus être ce qu’ils étaient devenus. « Soyez réalistes, imaginez l’impossible » avais-je envie de leur dire. Non, on m’a demandé de leur dire « soyez pragmatiques, assurez le minimum », et le minimum serait de bien prendre leur traitement de substitution, faisant de leur intempérance une banale maladie, de ne plus se shooter dans des lieux publics mais dans des espaces dédiés, de ne pas laisser trainer leurs seringues (dans les bacs à sable notamment car la priorité est bien de protéger les enfants), et si possible de ne pas faire d’over dose n’importe où. Comme j’étais énervé je leur ai dit que j’allais leur apprendre le caniveau, ça ne leur a pas plu.
A la maison des adolescents les protocoles sont arrivés avec des dossiers à numériser, à dématérialiser et on ne parle plus de soin mais d’évaluation, d’expertise et d’orientation (où, quand, comment, pourquoi, voilà des questions qui ne se posent plus). J’y perds mon latin aussi avec des mots que je n’arrive pas à torturer (coaching, burn out, border line), des mots anglais qui même passés à la question ne me disent rien, ne révèlent aucune vérité cachée. Et j’ai peur qu’à force de parler anglais, on ne puisse plus penser français. Le langage sait-on maintenant façonne la pensée et les circuits neuronaux impliqués. « Ma mamelle est française et mon lait est pour des enfants qui plus tard chanteront la Marseillaise » chantait-on en 1940 devant la menace d’un « grand remplacement ».
La langue française produirait ainsi des modifications neuronales génératrices d’un « Non su » qui ferait chanter la Marseillaise « à l’insu de son plein gré ».
A l’hôpital, on m’a demandé de me soumettre aux protocoles, aux préconisations des conférences de consensus, de respecter les conclusions des études pharmacologiques, de me soumettre à ce qu’ils disent (protocoles, conférences et études) en fixant une ligne forte entre le vrai et le faux, le bien fait et le mal fait, la psychiatrie et la « déconniatrie » maintenant muséale. Si je fais comme il faut, je fais bien. Le soin n’est plus une aventure singulière, une co-construction, c’est devenu le déroulement machinal, dématérialisé, voire déshumanisé d’un schéma donné par l’expertise.
On est entré dans une société du directement utilitaire et les non-utiles sont écartés, dématérialisés eux-aussi, dans une société où chacun ne veille qu’à garder ses acquis, notamment son pouvoir d’achat et qui n’a comme projet que nettoyer la planète. La citoyenneté n’est plus liée à un poste de travail, mais à des revenus divers. On a vraiment changé de paradigme. L’exclu n’est plus celui qui n’a pas de travail, c’est celui qui n’a pas d’argent, qui n’a plus de pouvoir d’achat.
La psychiatrie est la réponse culturelle à la question de la folie, changer la culture change la réponse. A nous, qui aimons notre métier avec plus ou moins de passion, d’inventer la psychiatrie de demain avec ses utopies, ses coups de folie, ses errances et son devoir de fraternité. « Liberté, Egalité, Fraternité », voilà un logiciel qui n’a pas (encore) changé, et si les deux premiers termes sont un droit, le troisième est un devoir. En fait, il nous faut réintroduire de la vergogne avec considération bienveillante de l’autre, retenue et humilité, civilité et surtout mise en question de soi-même. Un psychiatre torturé serait un psychiatre libre, un psychiatre satisfait aurait cédé à son désir de soumission.
La folie existait bien avant la psychiatrie et elle lui survivra. Elle ne sera jamais réduite à une maladie ou à un handicap dû à un dérèglement neurophysiologique qu’il faut non pas soigner mais traiter ou aménager, normaliser.
C’est une affordance, ce pli dans le tapis qui vous déstabilise et vous fait voir brusquement le tapis autrement.
J’aime les gens fêlés, vous l’avez compris, car ils laissent passer la lumière (Michel Audiard) et cette lumière éclaire entre autre les coins sombres de nous même. Tant pis, même si j’aime Bob Dylan, je ne le suivrais pas quand il chante ; « A quoi ça sert de chercher la lumière, je veux rester dans le noir…N’y pense plus, tout est bien ! » car chanter dans le noir en psalmodiant protocoles validés, préconisations de conférences de consensus, recommandations pharmacologiques etc. permet peut-être d’avoir moins peur, mais ne permet surement pas de voir plus clair.
Article : Robert Bres