LOU PAPEL DOU PAPE
NUMERO 3
MARS 2022
Présentation de l’article
« Lou papel du Papé » (en occitan, ça veut dire le bulletin du vieux)
aimerait devenir un bulletin de réflexions, de recommandations, de commentaires divers à propos de l’évolution d’Aventures Nomades.
Il n’engage que la responsabilité du « psy du coin », alias Robert Brès.
Les ados incasables
Notre projet est d’accompagner les fameux adolescents incasables, en fait ces cohortes d’adolescents qui mettent à mal tout ce que notre culture met en place pour les contenir ou les soutenir.
On ne sait rien de ces adolescents là, ni qui ils sont, ni d’où ils viennent, encore moins où ils vont.
On ne rapporte d’eux que les histoires qu’ils créent et on énumère des troubles du comportement (impulsivité, passages à l’acte, intolérance à la frustration, troubles oppositionnels intra ou extra familial, délits mineurs etc.) ou des troubles de la personnalité (labilité émotionnelle, troubles des affects, absence de culpabilité, tendance à l’addiction, troubles de la relation à l’autre etc.).
On tente maintes hypothèses psychiatriques avec une grande errance diagnostique allant d’une oscillation entre troubles de la personnalité et troubles de l’attachement, états limites, bipolarité ou troubles de l’attention avec hyperactivité, personnalité prépsychotique (on n’a même parfois réveillé l’héboïdophrénie), nouvelles organisations narcissiques (c’est plus récent), stade du miroir brisé etc.
On insiste parfois sur leur « préhistoire » avec carences affectives, poly traumatisme etc.
En fait, au lieu de les accueillir et de les accompagner, on se contente de leur courir après et quand on court après quelqu’un on ne sait vraiment pas où on va.
Notre hypothèse est que ce sont d’abord et avant tout des ados et que l’adolescence est en soi une sacrée aventure :
– une aventure singulière inaugurée par la puberté avec ses répercussions tant psychiques que bio-morphologiques et relationnelles. L’adolescence est le symptôme de la puberté, disait déjà Freud, et ses troubles sont en grande partie induit par les bouleversements pubertaires. En bref, l’ado à la puberté se coltine à trois grandes questions successives : Suis-je ? Que suis-je ? Qui suis-je ? Et il s’en sort comme il peut.
– une aventure collective, le groupe des ados, sorte de création culturelle des années 1900, avec ses effets sur la manière d’être au monde de chacun. Aventure qui se complexifie avec la crise du numérique et les bouleversements qu’elle induit dans les rapports au langage, au temps, à l’espace, à l’intime, au savoir etc.
L’adolescence, « création culturelle », n’est pas uniquement un défi éducatif ou thérapeutique, c’est un défi culturel, qui relève donc de réponses culturelles.
S’il faut « tout un village pour élever un enfant », il faut bien tout un pays pour accompagner un ado.
- Tout un village : le village est un espace social constitué de témoins plus ou moins fiables de l’histoire (pour moi la préhistoire) d’un enfant. Chacun sait (ou est sensé savoir) d’où cet enfant vient (on connait ses parents, sa filiation), et on pressent où il va. Ce sont des compagnons de voyage vers l’âge adulte et souvent même au-delà ; Ces compagnons assignent un lieu à l’enfant
- Un pays est composé certes encore de témoins de son histoire (c’est la dimension familiale) mais aussi de témoins de ses histoires (c’est ce qu’on peut appeler le familier). Les premiers savent d’où vient l’ado, les seconds ce qu’il fait et ce qui lui arrive. Ce sont des compagnons de passage. Ils n’offrent pas de lieux mais permettent de nouer des liens.
L’adolescent se construit au travers ce dans quoi il est inscrit, ce qui lui a été prescrit et des liens auxquels il a souscrit
Si l’adolescence est une conversion (en l’adulte qu’on attend de lui), parfois une réversion (en un adulte totalement différent de ce qu’on attend), les incasables sont une subversion (un grand renversement).
La subversion, c’est ce qui renverse les codes et les valeurs en place et met ainsi en cause le pouvoir.
La subversion interroge (met en cause, fait parler et conteste) et c’est bien ce que l’incasable induit par ses aspects diaboliques (au sens de Saint Augustin, le diabolique est ce qui rompt le lien, l’alliance, à l’inverse du symbolique qui met en lien). Elle ne bouge pas les lignes mais elle les occulte. Il n’y a plus de bien ou de mal, de fidèles ou d’infidèles, d’élus et de goys (une ligne de démarcation imposée d’ailleurs par le monothéisme). Il n’y a que : ce qui me fait du bien et ce qui me fait du mal. Il n’y a plus de bord, rien qui puisse faire limite. Alors, on est tenté de l’envoyer « promener », au Sénégal pourquoi pas, comme pour qu’il aille voir ailleurs si il y est. Mais une fois qu’il y est ailleurs, que faire ?
Osons une métaphore horticole : une plante est en plein marasme, elle se dessèche car elle n’a pas pris racine, une autre pousse n’importe comment. On les dépote alors pour les rempoter ailleurs avec l’espoir qu’elles y prendraient racines. On les dépote en prenant soin d’emporter aussi un peu de la terre d’origine que l’on va mêler à la terre sénégalaise par exemple et ajouter de l’eau, des engrais et apprêter ce qui pousse en long, en large et surtout en travers pour dit-on « dégager un tronc ». Attention, prendre racine n’est pas se radicaliser, car la racine devrait savoir qu’elle n’est pas l’origine de la plante, elle n’est que le support actuel de son implantation. Une personne radicalisée n’est pas quelqu’un qui a pris racine, dans une religion par exemple, c’est quelqu’un qui se prend pour sa racine.
Aventures Nomades propose un dispositif, un nomadisme certes (pour dépoter l’incasable) mais surtout un itinéraire au travers d’expériences diverses et vers un avenir que l’on espère le plus radieux possible. Un itinéraire au travers de divers lieux où peuvent se nouer des liens auprès des compagnons de voyage, ici pour l’essentiel les psychologues de la cellule clinique et les éducateurs qui savent, un peu, d’où vient l’ado, et auprès de rencontres avec ces compagnons de passage que sont les membres des équipes partenaires du projet . Un itinéraire vers « l’ombre portée de lui-même » quand il aura trouvé le terreau adéquat où prendre racine et se développer
Dernière métaphore : pour un ado incasable, la vie est un costume trop large dans lequel il semble flotter ou un costume trop étroit qui l’engonce et l’étouffe. On lui tend des costumes prêt à porter, des costumes fait pour les autres, des costumes d’emprunts alors qu’il cherche un costume fait sur mesure qu’il endossera volontiers quand il saura enfin prendre ses mesures.
Travail clinique
Prendre la mesure, c’est la base de tout travail clinique, un incontournable, un préliminaire à toute action éducative et/ou thérapeutique. Cela prend du temps, ça peut aller très vite car l’ado n’a pas de temps et ça peut demander des semaines, voire des mois ou de bonnes années. Il ya des ados-lièvres et des ados-tortues.
Au début, à Aventures Nomades, on se disait artisans, artisans de l’accompagnement éducatif pour les uns, des gens capables de définir un chemin convenable pour l’ado, et artisans du soin pour les autres, capables de suivre le cheminement de l’ado en question, un cheminement vers l’adulte qu’il sera à terme. L’adolescent n’est pas chez nous uniquement pour grandir, il grandira de toute façon sans nous, mais pour se recrée. Aventures Nomades n’est pas uniquement une cour de récréation, où l’ado peut se laisser régresser sans danger, ce qu’il fait parfois goulument, c’est surtout une course de recréation où l’ado se mue en un autre lui-même. Finalement, la plus belle des rencontres qu’il est invité à faire, c’est la rencontre de lui-même. « Un jour, je me suis rencontré, je me suis dit Guillaume faudra bien que tu viennes, afin de connaitre celui-là que je suis, moi qui connait les autres » (Guillaume Apollinaire). A force de mieux connaitre les autres, il va bien finir par se connaitre lui-même, espère-t-on.
Un artisan est celui qui invente son métier à chaque ouvrage : il a un bon savoir faire, une grande technicité, de bons outils voire des machines susceptibles d’œuvrer « machinalement ». J’ai entendu un jour, Jean Oury parler des savetiers, des cordonniers, en fait des sabotiers (Ceux qui fabrique des sabots). Avant de se mettre à l’ouvrage, ils vont examiner scrupuleusement les pieds du client, vont faire le tour de leurs outils, quitte à en instrumentaliser certains (les utiliser à contre-emploi, un outil inutile devient ainsi un instrument salvateur), puis ils vont examiner le morceau de bois à transformer en sabot, cherchant les failles, les nœuds, les imperfections pour « faire avec ». L’artisan est de fait un clinicien.
Alors, on va parler de clinique.
Et dans un premier temps de clinique de l’accompagnement. Dans cette acception, la clinique est une « architecture » susceptible d’offrir des services divers, comme la clinique Saint Jean , Saint Roch, Clémentville etc à Montpellier. Il s’agit de faire l’inventaire des outils dont nous disposons qui certes ne seront pas toujours opérants mais qui seraient tout de même utiles. Et même parfois dans ces cliniques, il faut savoir innover, en adaptant les outils en instruments. Ainsi dernièrement, une jeune femme devant être hospitalisée en médecine interne, s’est retrouvée en gérontologie. L’outil « lit de gérontologie » est devenu « instrument de médecine interne ». Le réseau Resilado dans l’Hérault en est un bon exemple. Il s’agit de réunir « tout un tas de gens » autour d’une situation, des gens qui se disent souvent incapables et/ou non désireux de s’occuper d’un « incasable », pour arrêter de chercher désespérément celui qui serait compétent mais de faire la somme de ces incompétences pour enfin faire quelque chose. Faire la somme des compétences partielles comme en mathématiques on cherche l’intégrale des différentielles.
A Aventures Nomades, on présente à l’ado les outils dont on dispose : des éducateurs (ça il connait pour en avoir déjà épuisés), une cellule clinique composée de psychologues et d’un psychiatre (ça il connait moins et n’en comprend pas toujours l’intérêt), de partenaires divers, des séjours au Sénégal ou aux Iles du Cap Vert (de 6 mois pour l’un et 4 mois pour l’autre). L’ado souvent choisit le Cap Vert car tout simplement ça lui parait moins long (Alors on va arrêter de lui parler de durée de séjour). On essaie ensuite de construire son parcours au travers de notre dispositif. Au départ, c’est un parcours embarqué, un parcours construit pour lui mais par nous, on lui demande de nous suivre et de se laisser porter. Puis ce parcours s’individualise, il devient processuel : l’ado a son mot à dire dans cette co-construction. Il était passager du voyage, le voilà en conduite accompagnée. Ce qui nécessite de la part de nos artisans, au-delà de leur savoir faire, d’autres qualités comme la disponibilité, la réactivité et la créativité. Tout ceci pour qu’à terme l’adolescent devienne l’artisan de sa propre vie.
Après la clinique de l’accompagnement, voici l’accompagnement clinique.
Un accompagnement, c’est d’abord une relation particulière avec une dissymétrie relationnelle basée sur le respect et la confiance entre des adultes qui ne doivent pas « jouer à l’ado » et des adolescents qui ne doivent pas se croire déjà adultes et qui ont le courage d’accepter de l’aide. Une relation qui ne doit être ni trop étroite comme si l’accompagnant se devait de porter l’ado, ni trop lâche car l’ado se perdrait.
L’accompagnement se situe entre l’assistance (faire les choses à la place de l’autre) et l’entraide (avec une relation symétrique comme cela se passe entre adultes) qui est notre lot, nous les autonomes qui ont souvent besoin d’être dépannés quitte à en payer le prix.
Pour accompagner quelqu’un, il faut d’abord évaluer au mieux son besoin d’aide (de quoi manque-t-il, en est-il gêné, empêtré, handicapé ou souffre-t-il de ce manque, n’a-t-il pas les moyens de s’en sortir seul ?) et bien doser la « quantité d’aide » à lui fournir (autrement dit quel contrôle social doit-on mettre en place). Le talent des éducateurs est de doser ce contrôle social : s’il y en a trop, l’ado se sent infantilisé et se révolte refusant alors toute aide, s’il n’y en a pas assez, il risque de retrouver ses « vieux démons » qui l’empêchent d’avancer.
Et il faut surtout penser à notre propre besoin d’aider. Il en va de nos emplois, de notre budget, de notre fonction…bref, c’est nous qui avons besoin d’aide. Sans ados incasables, il nous faudrait travailler ailleurs. Un peu, et c’est une caricature, comme si notre sabotier de tout à l’heure acceptait, pour sauver son emploi, de confectionner des sabots pour un cul-de-jatte. Vous me direz qu’il lui faudrait d’abord confectionner des prothèses de jambes et de pieds, en somme de faire un autre métier avant de faire le sien. C’est ce qui m’arrive parfois auprès des têtards dans le marécage de leur début d’adolescence qu’il faut entourer, surveiller, contenir…dans un espace « intra et extra psychique » (bref jouer au pédopsy travaillant dans l’espace) jusqu’à ce qu’ils leur poussent des ébauches de pattes et que leur viennent l’idée de sortir du marécage pour prendre le temps de devenir grenouille ou crapaud (et là, je retrouve ma place de psychiatre pour adultes travaillant dans le temps).
Et il faut savoir jusqu’où on peut aller trop loin. L’ado finit par ne plus avoir vraiment besoin de nous et il y a un moment où il convient de descendre de la voiture pour le laisser seul au volant.
Le sabotier finit par trouver son travail suffisamment terminé, même s’il ne sait pas comment ces sabots vont être utilisés, ni où ils vont voyager.
Article : Robert Bres