LOU PAPEL DOU PAPE NUMERO 2 Mai 2020
LOU PAPEL DOU PAPE
Présentation de l’article
Réunion de la cellule clinique du 28 avril 2020 (Bénédicte, Marie-Pierre, Peter et Robert) :
« Pour l’instant, nous n’avons aucunes réponses ou réactions au « papel », sorte de billet d’humeur, de journal, de gazette pour y exposer des idées, des réflexions, des avis et faire des recommandations à soumettre « à qui de droit » et aux autres
Alors, on continue tout de même ? On continue ! »
1/ La langue, facteur de communication et niche émotionnelle
Au Sénégal, tout le monde ou presque parle français, les Sénégalais bien sûr, mais aussi les Toubabs et la plupart des touristes. Les panneaux indicateurs, les journaux, les enseignes de magasins, la télé, la radio … tout cela est en français. C’est la langue officielle que chacun emporte avec lui, tout comme ses lunettes de soleil, son porte-monnaie, son chapeau, parfois ses cigarettes et maintenant son masque, quand il sort « en ville », faire ses courses, boire un pot au Tam Tam ou quand il est en réunion à Warang pour faire le point. Ainsi le français permet à chacun de faire savoir ce qu’il veut ou ce qu’il pense, de donner des conseils ou des ordres. On pourrait presque dire que c’est une langue « pour les autres »
Au Sénégal, il y a aussi une langue « nationale », le wolof, celle des « gens d’ici », des gens du pays et de la nation sénégalaise, parfois maladroitement piratée par les Toubabs et quelques touristes munis de leur « guide pour un Sénégal utile » (page 52 du guide du Routard). Cette langue n’est pas pour les autres, elle est pour « ceux d’entre-nous ».
Et il y a le peul, le sérère, le diola. Ce sont les langues de l’intimité, celles que j’imagine des propos intimes des amoureux, celles qu’on utilise pour téléphoner à ses proches, pour se confier des secrets à l’abri des oreilles indiscrètes des étrangers de passage. Et ceux-ci se vivent alors parfois douloureusement exclus, comme si l’exclusion du champ de la communication procédait à l’exclusion du champ social. Et là, petite remarque : de tous les handicaps sensoriels, la surdité (ne pas entendre ni comprendre ce que les autres disent) nourrit souvent un caractère paranoïaque. On a tout de suite tendance à penser que les autres, avec leur langue étrangère ou leurs « messes basses » parlent en fait de nous et « assurément » ils se moquent.
Peul, Sérère, Diola mais aussi Wolof sont aussi les langues de l’émotion ressentie. Joie, douleur, chagrin, extase se manifestent dans ces langues « originaires », celles de notre infans (enfance vient de infans, terme désignant l’enfant qui n’a pas encore acquis le langage). Ce sont alors des langues pour nous seuls, comme quand on veut ne parler qu’à soi-même ou à sa famille très proche (maman bien sûr en premier) et comme ça se dit : il n’y a pas de messes basses en famille. La langue originaire n’est pas pour les autres ; on se fout d’ailleurs qu’ils entendent ou pas, car de toute façon, ils n’y comprendraient rien.
Et toutes ses langues ont aussi d’autres fonctions :
- une fonction poétique par exemple et on s’amuse et se réjouit de dire de belles phrases avec des rimes, des jeux de mots, des expressions évocatrices de belles images, ça s’appelle parfois un poème
- ou une fonction métalinguistique (bigre ! ça se dit comme ça), c’est-à-dire qu’on ne cherche qu’à parler le mieux possible, comme si on lisait un livre de grammaire. On cherche en fait à s’épater et épater la galerie en montrant une dextérité à parler (c’est le cas de beaucoup d’hommes publics qui font des discours. On n’a rien compris à ce qu’ils ont dit mais on trouve qu’ils ont vraiment bien parlé)
Celui « qui ne parle que français » est un handicapé. C’est mon cas et celui des ados qui voyagent au Sénégal : tout ce que nous disons peut à tout moment être entendu, même nos propos les plus intimes car pour nous les « murs ont des oreilles ». N’ayant pas de langage intime, alors, on baisse la voix, on met la main sur la bouche pour qu’on ne puisse lire sur nos lèvres et on envie ceux qui parlant leur langue originaire peuvent, y compris, crier sans que les murs n’entendent quoique ce soit.
En plus, comme pour compliquer encore les choses, le langage structure la pensée. On dit ce que l’on pense, mais le fait de dire, la langue, influe sur notre mode de penser. Ainsi, celui qui n’a jamais parlé que le français pense en français et celui qui n’a jamais parlé qu’en chinois (ou en anglais, allemand, peul ou sérère) par exemple, pense en chinois. Ce qui fait que le premier (le français donc) peut à l’aide d’un interprète comprendre ce que dit le chinois mais ne saura jamais ce que celui-ci pense. Il ne le comprendra jamais à « demi-mots ».
Alors, amis du Sénégal, ne soyez pas trop sévères avec les ados et moi, pardonnez nos regards envieux, nos tendances paranoïaques ou nos recours à une espèce de « novlangue », une langue retravaillée avec du « verlan », des mots venus d’ailleurs (essentiellement d’un anglais souvent mal assimilé), un peu d’occitan pour moi ou d’alsacien pour d’autres. C’est une façon de chercher une niche pour notre intimité, se parler à soi-même ou à nos semblables, à l’abri des autres : ici s’invente un autre langage, une « parlure » (Parlure désigne selon le dictionnaire Le Grand Robert les moyens d’expression et tournures propres à un groupe social)
2/ L’adolescent et la langue
L’adolescence est l’émergence, l’éclosion, d’un sujet doué de langage, entre l’infans (celui qui ne parle pas) et l’adulte, celui qui parle de lui (à partir de lui) et à propos de lui, celui qui est engagé dans sa parole
Pour simplifier, l’ado est à l’adulte, ce qu’un locataire est au propriétaire. Ainsi pendant que le locataire boit l’apéro sur la terrasse avec des amis, le propriétaire répare la toiture. Ah ! Quel bonheur d’utiliser à sa guise un espace même pour un temps (ici, une durée, une spatialisation du temps) et de n’avoir pour seule obligation que de restituer les choses en l’état sans avoir à répondre de ce qu’on y a fait. Rendre les choses en l’état : la location est sans histoire, sans mémoire, sans accumulation interne, sans résidus ni traces, on n’a rien à en dire, le jeu ne vaut que la chandelle. Beaucoup de parents me disent que pendant qu’ils travaillent au jardin ou au ménage, leur ado bade avec quelques amis. Oui, l’ado est un locataire : de l’espace parental, de l’espace du collège ou du lycée comme de « l’épaisseur de la ville », il est aussi locataire du temps des autres (des temps qu’on lui alloue, « vous avez une heure !» dit le professeur qui a donné un devoir à faire ou une demi-heure dit le psy).
Il est aussi locataire des mots de l’autre. Des mots de ses parents qu’il a ânonné sans rien y comprendre, des mots d’une langue dans laquelle il est inscrit, puis des mots des enseignants, des éducateurs, de tout un tas d’adultes soucieux de lui prescrire des mots, des règles, de l’orthographe et de la grammaire. Au milieu de tout ça, il y a quelques mots à lui, des mots inventés parfois ou des mots empruntés, volés parce qu’ils étaient beaux ou parce qu’ils étaient des « gros mots ». L’ado occupe ces mots en long, en large et surtout de travers, parfois les délaisse dédaigneusement dans une grande mutité et parfois il nous les balance à la gueule. Et pour lui, tout se passe comme s’il n’y avait ni traces, ni résidus, ni bénéfices de tout ce qu’il a dit : c’est dit ! On n’en parle plus !
L’adulte est un propriétaire d’espace, de temps et de ses mots. Il les a fait siens et il les concède, pas toujours de bonne grâce, aux ados en cherchant à les protéger des mésusages adolescents, de la « parlure » adolescente.
Avec cela, comment s’étonner qu’il y ait autant de malentendus !
Il n’y a plus qu’à écouter l’adolescent, le laisser parfois dériver dans un flot de mots, des parleries, bavardages, parlottes…c’est ce qui va lui permettre de s’ouvrir à la parole. Il est vrai que pour entendre, il convient avant tout d’écouter.
3/ Comment faire lien avec les deux parents et les éducateurs référents des adolescents pris en charge par Aventures Nomades?
Pour accompagner un adolescent, il faut tout un pays composé de témoins de son histoire (c’est la dimension familiale) mais aussi de témoins de ses histoires (c’est ce qu’on peut appeler le familier)
Les premiers savent d’où vient l’ado, et lui assurent un lieu et des racines. Les seconds savent ce qu’il fait et ce qui lui arrive. Ce sont des compagnons de passage. Ils n’offrent pas de lieux mais permettent de nouer des liens.
Il est important pour accompagner l’adolescent vers son « devenir adulte » que les uns et les autres soient si possible en phase et donc cheminent avec lui, au rythme de l’ado, avec confiance et respect (confiance et respect vis-à-vis de l’ado, comme vis-à-vis des « partenaires » familiaux et familiers de son parcours)
Nous proposons le schéma suivant pour organiser au mieux les relations nécessaires entre ados et les divers intervenants précités :
- Chaque adolescent peut s’entretenir librement (en toute intimité) avec ses parents toutes les 2 semaines
- Les parents désireux de prendre ou donner des nouvelles ou inquiets du parcours de leur ado sont conviés à prendre lien avec le référent de l’ado (ASE ou PJJ) qui transmettra au coordinateur Aventures Nomades qui lui-même contactera l’équipe éducative (Sénégal ou France) impliquée auprès de l’adolescent
- Exceptionnellement, il peut y avoir court-circuit de ce dispositif, mais jamais interpellation directe de l’équipe éducative (le passage par le coordinateur est immuable)
- Le coordinateur pourra interpeller la cellule clinique, soit Bénédicte Marini, psychologue, et/ou Robert Brès, psychiatre pour convenir d’un contact direct de la cellule clinique avec tel ou tel parent ou tel ou tel éducateur référent
4/ Exercices pour la prochaine fois
Prenez un cahier propre, on va penser aux ados et tenter de dégager des éléments clés de leur parcours et leur histoire. C’est une préparation à une éventuelle communication au conseil scientifique par exemple.
– Il y a celle qui refuse tout savoir, car apprendre nécessite des pré-requis qu’elle n’a pas. Pour elle, ne pas apprendre, c’est éviter de se mettre en échec
– Il y a celui qui est curieux de tout comme s’il exigeait « tout de lui ». Un sujet « Surmoïque »
– Ou celui qui tel un caméléon a changé de couleur en changeant de lieu ; une régression ou une rechute, ou un réaménagement et une réadaptation ? A moins que ce ne soit un crustacé qui a changé de coquille
– Ou celles, qui semblent vouloir se plier « à l’ordre des choses » refusant de choisir leurs destinées. Choisir dit-on c’est renoncer
– Celle qui rayonne dans le collectif, qui tient à être au courant de tout et se dit tout à fait capable de rationnaliser les choses mais qui masque mal la petite fille qu’on entend tout de même pleurer sous ses masques
A compléter par vous, éducateurs, psychologues, coordinateurs …si « le cœur vous en dit »
(Toute ressemblance avec des ados rencontrés n’est pas totalement fortuite)
article : Robert Bres
Commentaires récents